C’était il y a quelques années, à «La ronde.» Je devais être au primaire et ma famille voulait faire du Carrousel mais pas moi. Assise en retrait sur un banc près de l’entrée du parc, un couple en chicane approchait, tenant chacun une main d’un bambin. Soudainement, l’homme repoussa la femme et la fit tomber au sol violemment. Il prit le bambin dans ses bras et partit en courant. Sous mes yeux, à quelques mètres de moi, cette femme sanglotait, bientôt accostée par un concierge affligé par la situation. Cet incident m’avait marqué à l’époque parce que je n’avais jamais rien vu de tel en public. Comme si mon cerveau commençait à s’ouvrir à l’idée que le monde ne pouvait être toujours tout beau, tout propre et qu’il existait la souffrance et le mal-être.
Il nous arrive tous, surtout si on prend le métro, que l’on assise à des moments dits «louches», «malaisants» ou carrément dangereux. Ma mère m’a souvent dit : «si tu vois quelqu’un se noyer, tu ne vas jamais le chercher, sinon tu va toi aussi te noyer. Tends-lui une bouée, là tu pourras l’aider pour de vrai.» Jusqu’à maintenant, cette tactique me réussissait, mais cette règle ne s’applique pas bien aux situations moins graves, moins risquées, dans lesquelles on pourrait faire un petit geste et que le stress ou la peur nous empêche d’accomplir. Hier, j’ai pris l’autobus et je peux maintenant affirmer que je me suis sentie libre. Je me suis couchée à deux heures du matin, encore électrisée par l’événement mais malgré tout, sereine. L’histoire débute bientôt et j’hésite à l’écrire. Pourtant, je pense que ce récit a une valeur. Laquelle ? Celle que l’on donne aux gestes insignifiants mais qui ont une portée, même petite. Voilà, alors lisez, si le coeur vous en dit.
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Neutralité
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16h25 je rentre dans l’autobus. Les sièges sont tous pris. L’autobus est calme pour la quantité de passagers mais je prends du temps à m’en rendre compte, les écouteurs de mauvaise qualité sur les oreilles (avec des grésillements et tout le tralala.) Des sièges se libèrent avec le temps et j’en profite pour m’asseoir. Assise, je suis au milieu du bus et je ressens une lourdeur, une façon que les gens se regardent qui paraît hors propos. L’homme X m’apparaît alors clairement. Il parle en anglais, en français et en grognements à une femme assez âgée qui est assise à ses côtés. Ils pourraient être un couple en chicane et c’est sur cette idée que je me replonge dans ma musique assourdissante.
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Malaise
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Une vague d’incertitude ravage les passagers. On ne peut pas ignorer les regards que tout le monde se lancent de biais, reportant toujours leur attention vers le couple. Un couple, vraiment ? Tout à coup incertaine et ressentant le malaise du groupe, je baisse ma musique. L’homme X grommèle. Ses paroles ne m’atteignent pas mais son ton est tantôt doucereux, tantôt bourru. Il ne cesse de s’adresser à la dame qui ne lui accorde aucun regard et qui évite carrément de le regarder, tournant le visage le plus possible loin de lui. Cette fois, mes écouteurs rejoignent mes mitaines dans mon sac. Je tends l’oreille et me penche pour les regarder. Tout sauf subtil mais le malaise est trop visible, trop réel pour l’ignorer. Un homme à mes côtés remarque mon manège et accorde tout à coup plus d’intérêt à la situation. Une vraie chaîne de curiosité se forme chez les passagers. Comme si le simple fait de se pencher vers le bruit venait l’amplifier, donnant cette fois une excuse aux passagers pour s’inquiéter réellement.
«Hey, bébé. Come on. Regarde-moi. Allez, s’t’euplait. (bruit de bizoux dans l’air) Heyyyy, ma beeeelle. Heyyyy, allez, montre-moi tes beaux yeux. Tourne-toi, allez. Bébé, bébé, hey beauté, beauty. Ma darling, allez. J’veux te voir, allez.»
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incertitude
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Penchée sur mon banc, j’entends ses murmures, ses supplications, ses mots ‘doux’ dit dans un ton d’une insistance vraiment dérangeante. Qu’ils soient ensemble ou non, ce qui se passait n’était pas normal. Une lave me coule dans le dos, je me sens animée d’une colère sans pareille. Je ne me reconnaît pas, en fait. Je m’imagine debout en train de lui demander d’arrêter. Le coeur au bord des lèvres (une première) je ferme les yeux dans une tentative de relaxation. «Bébé, heyyyy, heyyyyy, come on beubéééé. Look at me pleeeaze. Rohhhh, beubé, j’veux voir tes yeux !» Ses mots remplissent l’autobus. Il ne cri pas mais il faut être au fond du bus pour ne pas savoir ce qui se trame. Mon coeur palpite, le sang afflue à mon visage et je stresse si soudainement que je me sens paniquer. Je veux agir mais comment ? Je n’ai jamais rien fait auparavant et quelque part, j’ignore le fond de l’histoire, s’il y en a une.
Honte de ne rien oser faire.
Gène de voir la scène poursuivre sa boucle.
Malaise de croiser le regard de tous ces gens aussi incrédules que moi.
Si la dame n’avait pas changé de banc, je pense que cette histoire m’aurait juste aplatie. Sauf qu’elle c’est levée brusquement, a ignoré l’appel de l’homme X et c’est assise plus loin. Il continue de lui parler, un peu plus fort cette fois. «Pourquoi ? Allez reviens beubé. Comme on, fais pas la dure, reviens. Beuuubéééé, come on.»
«Je ne te connais pas»
Son accent déforme ses paroles mais on entends ses mots distinctement, les seuls depuis le début. Elle continue de regarder le sol et lui, impassible, se penche dans le corridor du bus et accumule les commentaire doucereux mais de plus en plus intenses et même agressifs. Je vois une porte s’ouvrir et en y repensant, le stress revient prendre possession de mon torse, comme une armure tremblotante qui rends le corps mou et malhabile.
Je me lève, prends mon sac et me place debout devant la dame, bloquant le contact entre les deux adultes. Le calme revient, il ne peut plus s’adresser à elle. Mon coeur me semble devenu un métal lourd et ma tête surchauffe. Le calme perdure mais un malaise continue de planer. Je l’ignore, ne pouvant de toute façon voir l’homme X maintenant dos à moi.
Une, deux, trois minutes.
« Hey ! HEYYYY ! TOI ! DÉ-CA-LISSE ! Hey ! HEYYYYYEUUUH ! Va-t-en ! Tu déranges !»
Cette fois, je redeviens une enfant, une pâte molle qui veut fondre par terre. Mais merde, qu’est-ce que j’ai fais encore. Je reste debout et la dame devant moi tremble, regarde de plus belle par terre. Il voit que je ne lui prête pas attention. Il se lève, me rejoint, se penche et applique une autre tactique.
« Hey, beubé. Hey, ma belle, tu nous dérange. Move pleaze, come on, steuuuplaittt. Allez ma belle, ma toute belle, hey come on. Montre tes beaux tit yeux.» La chaleur de son haleine brûle ma joue et mon oreille. Dé-geu-lasse.
L’expression « envahir ma bulle ne m’avait jamais été utile mais là, je me sentais attaquée, envahie d’une crainte nouvelle que je ne tenais pas vraiment à connaître. Le passager avec qui j’avais échangé des regards au tout début se lève et intercepte l’homme X. Une joute part entre les deux et j’en profite pour expliquer le problème au chauffeur. Il ne peut qu’appeler la police mais comme il l’explique «il ne c’est pas passé quelque chose d’assez grave donc la police ne pourra rien faire.»
Le reste de l’histoire prendrait trop de mots, trop d’explications et encore maintenant un goût de bile me remonte dans la gorge rien qu’à penser à cet homme. J’ai déjà remplis mon rapport à la police avec tout les foutus minuscules détails à la seconde près, aussi je vais résumer la fin parce que cette soirée a été assez épuisante comme ça.
Suite à cette première altercation, l’homme qui m’a aidé à du descendre, étant arrivé à son arrêt. L’homme X a «spotté» une autre femme. Je me suis remise debout entre les deux. Elle était comme moi, tremblotante et incrédule. Deux adolescentes montent, il recommence. Je leur conseille de changer de banc mais elles ne comprennent pas la situation et restent assises, figées devant cet homme qui les fixent, le regard fou et le visage trop près d’elles. Il m’a encore engueulé de les déranger, de l’empêcher de discuter avec les «belles demoiselles.» J’étais en Tabar***k et je pèse mes mots.
La police m’a demandé de cocher «victime» sur le rapport parce que lorsque j’ai demandé, sérieusement, au chauffeur d’appeler la police pour trouble psychologique envers les passagers, l’homme X a décidé de venir voir ce qui se passait. En expliquant du mieux que je le pouvais la situation au conducteur, je sentis un bras m’encercler avec force la taille et un autre bras me prendre l’épaule pour me tirer vers l’arrière, tout doucement. On aurait dit l’étreinte d,un homme qui veut rassurer sa femme, toutefois avec assez de vigueur pour qu’elle ne puisse pas se détacher. Le corps de l’homme X complètement collé au mien, j’ai du lui sommer de ne pas me toucher, ce qui a déclenché une crise. Le chauffeur lui a ordonné de me lâcher, ce qu’il a fait le plus lentement possible en me fixant. «Hey, beubé, come on, pas si grave, on s’calme, beubé !»
La police est venue, l’a arrêté et ils le connaissait.
Ma mère m’a dit «Je suis tellement fière de toi»
La dame de la RTL m’a remercié au minimum huit fois.
M’a aussi demandé plus de vingt fois «Êtes-vous sûre que vous êtes correcte ?»
Le policier m’a avoué ne pas en revenir qu’une femme de mon âge ai agis.
« Votre parcours de vie vous a permis cet acte, bravo.»
JE. NE. SUIS. PAS. UNE. VICTIME !
Ma taille, mon épaule, on s’en tabarnouche, o.k. ???
Cette femme d’âge moyen, assez large, qui tremblait depuis vingt minutes avant que je n’ose me lever, elle je suis certaine qu’elle ne va pas bien. Elle a quittée l’autobus discrètement en milieu de parcours. Elle est rentrée chez elle, elle est allé travailler, sans savoir qu’au final cette ordure a été arrêtée. La deuxième femme semblait solide et pourtant, lorsqu’on a toutes les deux décidé d’ignorer l’homme X, elle avait les épaules recroquevillées. Nous tremblions à l’unisson.
L’autobus a été plein la MOITIÉ DU TRAJET. Cet homme foutait le trouble depuis le TERMINUS et a été embarqué deux minutes avant que l’on arrive à PANAMA ! Trente minutes. Je ne suis pas courageuse, je suis une fille de vingt ans qui tremble encore de m’être interposée. Je vous le jure, personne n’aurait rien fait. Jamais. Voilà ce qui m’a empêché de dormir. Ces femmes ont été attaquées psychologiquement. Cet homme rentrait dans leur intimité, abusait leur quiétude et ne les lâchait pas une seule seconde.
À la fin, l’homme X c’est tourné vers le passager qui était assit à ses côtés depuis le début. Un homme bien en santé, bâtis, grand à l’allure costaud, au visage angulaire et assez dur.
«Thanks man, merci d’m’avoir aidé»
L’homme X n’avait plus sa tête c’est certain, mais il a eu son effet. Cet homme voyait ce qui se passait depuis le début. Il a assisté à la chasse aux femmes de cet homme X et n’a jamais élevé la voix, ne c’est pas intercepté et est encore moins allé avertir le conducteur de l’autobus. Complètement désarçonné par l’homme X, il baragouinait des : « non mais je ne vous ai pas aidé, non mais, de quoi vous parlez, j’vous ai pas aidé.»
Les mots qu’il a employé pourraient changer de destinataire et ainsi prendre un tout autre sens. Ici, il se justifiait, car il prenait ce commentaire comme une attaque, comme s’il avait réellement aidé l’homme X qu’il savait fautif de quelque chose. Va le dire à la dame obèse qui est sortie de l’autobus, complètement bouleversée par pas moins de vingt minutes de violence verbale. Va le dire à la jeune femme aux cheveux foncés qui se tenaient les coudes en me souriant de gratitude pour être debout devant elle. Va le dire à ses deux adolescentes accostées par cet homme louche qui les a approché de trop proche. Va le dire à toutes ces femmes qui se sont levées pour se déplacer à l’arrière, le plus loin possible de cet être toxique.
C’est vrai, tu n’as pas aidé l’homme X et je comprend ta réaction : sortir hâtivement de l’autobus stationné après avoir bafouillé deux minutes de mots de défense.
Ce qui est vrai aussi, c’est que tu n’as pas aidé ces femmes, ces passagers. L’autobus était plein la moitié du trajet. C’est cette idée que l’on se fait d’une société ? Le jour où ça va m’arriver, je fais quoi ?
Je suis fière d’avoir agis mais en même temps, ça m’a montré à quel point on est fragile est inquiet. Oui ça aurait pu mal virer, mais je sais que je n’ai fais que le minimum et j’espère que ça a valu la peine. Pour moi, ça en a valu la peine. Sacramment, oui.
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